Chronique marine : La saupe, un poisson hallucinant !

Chronique marine :  La saupe, un poisson hallucinant !

Le 20 septembre 2021

J’ai décidé aujourd’hui d’attirer votre attention sur un animal que vous avez déjà probablement observé lors de vos baignades sur notre littoral. Il s’agit d’un poisson, qui peut être de belle taille. Facile à reconnaître grâce à sa livrée argentée, ses 10 à 12 lignes longitudinales jaunes et ses yeux dorés. Ce poisson grégaire forme des bancs de nombreux individus pouvant évoluer en pleine eau. Il donne à nos côtes un petit air tropical. Il s’agit de la Saupe (Sarpa salpa) ou vache de mer.

Saupes

Banc de saupes

La saupe mesure en moyenne 30 cm, mais peut atteindre exceptionnellement 50 cm de longueur. Son corps est allongé, comprimé latéralement, avec une petite bouche qui renferme une dentition très saillante. L’œil doré est assez gros, et proche de la bouche, et l’ensemble forme une tête relativement courte.
On peut la rencontrer depuis la surface jusqu’à 20 m de profondeur. Les bancs évoluent au-dessus des fonds rocheux ou sableux, couverts d’algues ou de posidonies, souvent en bord de plage, près des enrochements qui protègent les jetées. Les bancs peuvent être composés d’individus de tailles très variables, de petits mâles et de grosses femelles. Parfois accompagnés par quelques sars et/ou quelques petits rougets. Comment je sais que les petits sont des mâles ? Simple déduction, car il n’y a pas de véritable dimorphisme sexuel chez cette espèce, c’est-à-dire pas de signe distinctif externe visible entre les mâles et les femelles, excepté leur taille.

Je m’explique. Les saupes sont, comme de nombreuses espèces de poissons, hermaphrodites. Elles changent de sexe. Ce sont même des hermaphrodites protandres : les jeunes sont d’abord mâles (ils obtiennent leur première maturité sexuelle au cours de leur troisième année, vers 21 cm), puis ils deviennent femelles (au cours de leur quatrième année, entre 26 et 28 cm). Donc les plus gros individus sont des femelles, CQFD. Exactement l’inverse de l’hermaphrodisme protogyne que je vous avais décrit précédemment chez les mérous. La reproduction est sexuée, elle a lieu au printemps et en automne.


Chasseurs et chassés : des profils différents

J’aimerais d’ailleurs attirer votre attention sur la disposition latérale de ses yeux. Comme beaucoup de poissons, la saupe fait partie des espèces chassées, et non des chasseurs. Le déplacement en banc vous donnait déjà un indice. Ses yeux sont situés très latéralement sur la tête. Ce qui lui confère, comme beaucoup de poissons, un regard de « pigeon ». Elle est bien incapable de vous regarder frontalement avec ses deux yeux à la fois. Par contre, elle possède du coup un champ de vision beaucoup plus étendu sur les côtés et sur l’arrière, pour surveiller l’approche d’éventuels prédateurs. Contrairement par exemple à des poissons comme le mérou, le serran ou l’hippocampe (oui l’hippocampe est un formidable chasseur, je n’avais pas précisé la taille des proies).

Poulpe

Avec sa forme horizontale, la pupille du poulpe lui offre une excellente vision panoramique

Sachez également qu’outre la position des yeux, la forme des pupilles, elle aussi, peut vous donner des indications sur le mode de vie de leur propriétaire.
En effet, ronde, verticale ou, au contraire, parfaitement horizontale : la forme de la pupille d’un animal ne doit rien au hasard. Elle dépend directement de son statut de proie ou de prédateur. C’est ce qu’ont découvert des chercheurs de l’Université de Californie en comparant, chez 214 espèces, la forme de leurs pupilles avec leur manière de s’alimenter et leur période d’activité (nocturne ou diurne). Les pupilles verticales sont ainsi caractéristiques des prédateurs qui chassent en embuscade le jour et la nuit (serpent, chat, renard…). « Le jour, elles améliorent la vue en profondeur et aident à mieux estimer les distances pour bondir sur les proies », précise Martin Banks, professeur d’optométrie à Berkeley (États-Unis) et principal auteur de l’étude. « La nuit, elles s’ouvrent davantage, captant plus de lumière : l’animal voit mieux, alors que la visibilité est mauvaise, et peut donc chasser. » Au contraire, la majorité des herbivores (mouton, chèvre, cheval…) ont des pupilles horizontales : pour eux, l’important est de savoir où fuir. C’est le cas également pour les poulpes par exemple. « En absorbant plus de lumière sur les côtés, la forme horizontale offre une meilleure vision panoramique » explique le chercheur. Les pupilles circulaires se trouvent, elles, chez des prédateurs qui chassent le jour (aigle, ours), mais aussi chez certains herbivores (lapin, la saupe).


Fuir ou passer inaperçu

Saupes juvéniles

Saupes juvéniles

Un poisson avec des lignes jaunes, qui tente de passer inaperçu pour ne pas se faire manger ? Cela semble assez peu logique. Eh bien détrompez-vous ! Ce poisson a un régime alimentaire particulier. En effet, la saupe est un poisson herbivore à l’âge adulte, ce qui est plutôt rare pour un poisson méditerranéen. Végétariennes, ces petites vaches marines se nourrissent surtout d’algues vertes, comme la laitue de mer, ou d’algues rouges. Mais ce qu’elles apprécient particulièrement, ce sont les feuilles d’une plante marine : la posidonie (Posidonia oceanica). Formant de véritables prairies sous-marines avec ses grandes feuilles vertes, il n’est pas rare de voir des « troupeaux » de saupes s’y attaquer de manière plutôt vorace. Les juvéniles, eux, mangent des petits crustacés. On les retrouvera donc plus souvent se déplaçant en bancs très serrés sur les fonds rocheux, généralement très proches de la surface (0 à 5 mètres). Les jeunes apparaissent d’ailleurs plus clairs et plus brillants que les adultes.

La saupe se sert de ses incisives, dont les supérieures ont un bord échancré alors que les inférieures sont pointues et triangulaires. En véritables jardiniers sous-marins, vous pouvez donc assez facilement les observer en train de tondre l’herbier de posidonie, alignées sur les feuilles qui apparaissent vertes à jaunes sous l’eau. Donc, plutôt réussi le camouflage, finalement…

Peu farouches, ces gros poissons faciles à approcher sont parfois très tentants pour les chasseurs sous-marins. Outre le fait que, je vous le rappelle, il existe une réglementation sur les espèces, leur taille, les périodes et lieux autorisés ou non à cette pratique – et qu’il semble plutôt évident qu’il est formellement interdit d’utiliser un fusil harpon de 2 m au milieu d’une zone de baignade située au cœur d’une aire marine protégée ! (désolée, c’est la fin de la saison…) – je vous conseille de vous méfier si vous désirez faire de ce joli poisson votre dîner.
Parfois commercialisée sous l’appellation de « daurade rayée »ou « daurade jaune », la saupe peut être à l’origine d’intoxications alimentaires graves, avec syndromes. Quelle que soit la région, les poissons responsables ne seraient pas toxiques toute l’année, mais seulement durant quelques mois ou quelques semaines. Cette dernière notion fait suspecter le rôle de toxines d’algues ingérées par les poissons comme par exemple la Caulerpa taxifolia.
Appelé le « poisson fada » à Marseille, la saupe est la version maritime des champignons hallucinogènes, si vous préférez. En la mangeant, on s’expose potentiellement à passer une soirée… un peu particulière. C’est l’expérience faite par ce touriste en vacances sur la Côte d’Azur qui, après avoir mangé une saupe rôtie au restaurant, a renoncé à prendre le volant. Il affirmait, plus de deux heures après ingéré son repas, qu’il était « incommodé par des animaux et des insectes géants qui le distrayaient ». Dans un autre restaurant, à Saint-Tropez, un autre consommateur de saupe a cru devenir fou à force de « voir des gens crier et des oiseaux jacasser ». Des histoires comme ça, Luc de Haro, médecin toxicologue au Centre antipoison de Marseille en a vu passer quelques-unes.
« Hallucinations visuelles et auditives, somnolence, troubles de la vision, les gens voient Batman ou des éléphants roses. Tous les 2-3 ans, nous avons un cas. Et il y en a sûrement d’autres qui ne sont pas recensés puisque le patient souffre souvent d’une légère amnésie après les événements. », « Il ne s’agit pas d’une perturbation de la perception de la réalité mais plus de la création d’images nouvelles. Et c’est souvent vécu comme une agression », précise-t-il.
La saupe causerait d’effrayantes hallucinations seulement quelques minutes après sa consommation et les effets peuvent durer jusqu’à 36 heures. C’est justement cette capacité à donner des hallucinations qui a fait de la saupe un met souvent consommé à l’époque de l’Empire romain, servant ainsi de drogue récréative. Vous voilà prévenus…

Sarah Muttoni
Guide-animatrice sentier marin au Domaine du Rayol

© Photo couverture : Sarah Muttoni